Chroniques de la ville de pierre

« Grand père, tu sais lire les fourmis ? »
Il riait doucement, puis caressait mes cheveux dépeignés.
« Non, mon enfant, elles ne se lisent pas.
- Et pourquoi ? Quand elles sont rassemblées on dirait tout à fait des caractères turcs.
- C’est seulement une impression.
- Mais je les ai vues », insistais-je une dernière fois.
Je tirais sur ma cigarette, me demandant dans quelle intention les fourmis avaient bien pu être créées, si l’on ne pouvait pas les lire comme des livres.
Tout cela me venait à l’esprit pêle-mêle, tandis que je grimpais, laissant derrière moi la maison du vieil artilleur Avdo Babaramo, la seule qui s’élevât au pied de la citadelle. Puis je redescendis, à travers les broussailles, l’étroit sentier qui me sembla s’être encore déplacé. Des fragments de souvenirs, des tronçons de phrases ou de mots, des bouts d ‘évènements sans importance, s’entrecoupaient, se poussaient, s’attrapaient par l’oreille ou par le nez avec une brusquerie qui s’accentuait à raison de la rapidité de mes pas.


Chroniques de la ville de pierre
Ismaïl Kadaré